Lettre 2# à R.D (25 V 2017)

Lettre à un ami écrivain,

par David Atria


2#


Bordeaux se réveillant, 25 V 2017, 7H28.


Bonjour Raphaël, cher ami,
tu m’écris, 3h du mat’… gmail est un espion parmi nous… moi je suis debout, 7h30, café. Va faire 32 degrés aujourd’hui à Burdigala, ancienne ville romaine… et je peux te dire qu’on sent déjà, si tôt, une chaleur à faire sortir toutes les femmes du coin pour une bronzette en accéléré…
Comme je m’y attendais, tu vas me demander un cours sur Leibniz – ce que je ne me risquerais pas. Je te renvoie pour ça à l’excellent livre d’Arnaud Lalanne, chez Ellipses.
A vrai dire, Leibniz fait partie du cours universitaire consacrée à la philosophie du frère Pavel, Dominicain. Je lui parle souvent de Spinoza, depuis des années, et il me réponds en citant/explicitant Leibniz, qui permet de rester amoureusement chrétien.
Son cours était magistral. Un bonheur.
Le frère Pavel connaît d’ailleurs Arnaud Lalanne, qui vit à Bordeaux (!). M’a même proposé de le rencontrer, à suivre…
Leibniz souffre d’une bonne blague de Voltaire, qui n’a rien compris – où n’a rien voulu comprendre… Sa curiosité est universelle, à Leibniz, et, par exemple, il s’était mis en tête d’étudier « la théologie naturelle des chinois » !
C’est toi qui m’a introduit, plus jeune, à l’étude du XVIIe siècle, Raphaël, et du XVIIIe aussi d’ailleurs, l’étude continue, et ne finira sans doute jamais.
Je vais le dire vite car il fait trop beau et je veux aller me promener, avant de donner deux cours de piano : être catholique, pour moi signifie gagner du temps… sur la mort… sur la peur de la mort… sur l’attention à l’autre… sur la gratuité des gestes quotidiens… sur l’idée subtile de gratitude envers ce don inouï qu’est la vie dans son déploiement infini… etc. etc.
Leibniz disait : « je ne méprise presque rien ». Je peux dire ça avec lui, Raphaël, dans un un même souffle semi-extasié, tout heureux d’être encore en vie, et toi tu sais les pires difficultés de santé que j’ai traversé ces dernières années… J’ai cette chance d’avoir passé 40 ans en regardant ce monde comme on pourrait le voir au jour dernier ; enfin presque.
Peut-être suis-je comme ça depuis mon adolescence… C’est vrai : je n’en reviens pas d’être né ! Et les gens semblent si habitués d’être en vie !, comme si tout allait de soi, comme si la fin n’était pas proche, comme si manger une glace à la rhubarbe en
déambulant sur les quais d’une belle ville, en tenant la main d’une femme qu’on aime, sur une planète bleue isolée, au milieu d’un milliard de galaxies n’était pas le truc le plus dingue qui soit ! C’est amusant et désespérant parfois.
« On vit une époque formidable, parce que c’est celle où on est nés ! », oui, j’assume cette entorse à la logique et je vais essayer de te dire pourquoi : Pour écrire une phrase comme ça, il faut se vivre comme un survivant, mon ami ; il faut se savoir engagé dans un voyage éternel… vers nulle part… Des mots, des mots, oui, mais je ne suis pas de ceux qui abdiquent devant le tragique de l’existence et son envers qui ne s’offre qu’aux moins peureux.
Leibniz m’est précieux car il décrit très bien le processus qui consiste à se vivre à l’écoute du plus vivant, en maximisant nos potentialités. De là découle une rigueur, une tonalité blanche à nulle autre pareille, et sans commune mesure avec le plaisir momentané d’un achat d’un T-shirt quadrillé dans le dernier magasin à la mode…
Un type qui écrit : « On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme, si l’on pouvait déplier tous ses replis qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps », ce type ne peut être un salaud.
Et plus loin, cet homme écrit : « L’ordre, les proportions, l’harmonie nous enchantent, la peinture et la musique (c’est moi qui souligne) en sont des échantillons ; Dieu/l’univers est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l’harmonie universelle ; toute la beauté est un épanchement de ses rayons. »
J’ai beau faire, la vie organique me sature d’un gris bleuté ou parfois émeraude ; et les laideurs quotidiennes n’en amenuisent pas l’éclat.
Alors bien sûr pourquoi Auschwitz, pourquoi la destruction de la planète, pourquoi ce fossé entre riches et pauvres, les maladies, pourquoi x se meurt et y se dandine en fumant des cigarettes électroniques ?, pourquoi… pourquoi… moi je m’intéresse davantage à comment… comment apprendre à respirer chaque jour, à vibrionner chaque jour, à cesser de calculer.
Pause. Je vais me promener. Les arbres ont des choses à me raconter et le soleil crache mille feux ce matin. Ah le printemps, j’ai toujours aimé ce vert tendre qui sent bon la chlorophylle et qu’on ne voit briller qu’à cette saison. Malheur aux pays qui ne connaissent pas le vertige de l’hiver et le retour exquis après l’éclipse et le froid.


A bientôt.


*


En ce qui concerne la liberté – et tu sais sans doute que j’ai très tôt fondé ma vie sur cette idée saine, la liberté humaine se définit par ce qui agit sans empêchement.
Je te suis quand tu parles des libéraux historiques, mais je ne te suis plus quand tu
évoques les libéraux-deux-fois-décadents, qui ont réussi à retourner les valeurs de liberté (l’ultra-libéralisme, donc, ou l’hyper-libéralisme) pour inventer un monde où chacun se sent contraint d’obéir à des lois économiques qui offrent à tout le monde de travailler comme des dingues pour un salaire de misère ! Et oui la France souffre et, à la périphérie, ça commence à s’organiser pour couper la tête au roitelet en costume Dior à 5.000 euros…
Je sais, je sais, le niveau de vie reste très élevé dans nos pays sur-développés (j’ai vu le Mexique). On a des problèmes de riches.
Mais pas sûr que j’aie envie de te convaincre de quoi que ce soit…
Le système en place défend le contraire de la liberté, et c’est visible partout (même pas besoin d’ouvrir l’oeil de l’âme), et même élever des poules et manger ses propres oeufs est un délit pour les normes européennes qui… Putain ! Merde ! Je retourne à mon piano ! Bach cherche à dialoguer avec moi et je décide de me rendre disponible à sa gloire croissante.


*


La vérité – qui existe – vécue comme un rayonnement, est toujours du côté des poètes maladifs et des pénibles rêveurs. Je te renvoie au livre du professeur de droit Emmanuel Dockès – une espèce de fou dansant nu sur la colline, qui est en train de vivre une illumination rimbaldienne en écrivant « Voyage en Misarchie », un livre utopique où il démontre par A plus B qu’on peut inventer un tout autre monde et que les règles communes, morbides en mille lieux, ne sont que passagères, arbitraires, et que tout sera bientôt avalé dans la gueule du Temps !
Hâtons-nous de vivre ami, tout en nous méfiant des plaisirs faciles qui sont comme des semences et qui détruisent l’équilibre de la terre heureuse.
Si tu n’as pas envie de lire son livre, tu peux écouter ce Dockès causer avec Taddéi, ça vaut de perdre/gagner vingt bonnes minutes :

La nature en soi de l’existence est néant, et pourtant l’aube cachée dans nos vies n’a pas finit de produire du feu, de la fumée et des cendres !


Prends soin de toi
(je ne veux pas te perdre trop tôt),


David


*


P.S. 1 : si tu n’as pas vu que le geste créatif est par essence gratuit, tant pis pour toi !
P.S. 2 : concernant la phrase de Leibniz, je te choisi une autre citation : « Seul Dieu a une perception claire et distincte de l’ensemble que forment toutes liaisons. La vérité signifie par conséquent la vision globale de ce réseau expressif. »