Bach l’ancien

BACH L’ANCIEN

Jeunesse de Julia Fischer

Le vieux Bach est assis à sa table griffée, il inscrit au-dessus de ses partitions ses innombrables célébrations, cette dédicace, cet appel à une force innommable, pour qu’elle imprègne de sa grâce, chacune des hampes, des demi-soupirs, scrupuleusement notés. Bach n’a pas composé de musique, il a renoncé à lui-même pour que la musique recompose, en lui, pour nous, chaque saute d’humeurs en une polyphonie sereine qui dévoile un soleil jamais vu, ni même pensé. Bach (ou plutôt le don qu’est sa musique) ouvre un abîme dans le temps parce qu’il écrit par delà l’opinion, l’humeur, l’inspiration du moment… Pour lui, sans doute, le bavardage du monde n’était qu’un ralentissement de la pensée musicale dans la matière qu’est notre chair, ralentissement certes, mais dont il ne fallait surtout pas empêcher la course – ce monde étant parfait vu du centre que proclame la musique, d’où tout semble insignifiant : douleurs, petites misères, tsunamis, dents cariées, tempêtes promises depuis toujours par les fées…

Je quitte le Pont-Neuf lorsqu’en face de moi j’aperçois une dame assise depuis plusieurs mois sur des cartons pleins à craquer. La silhouette avachie (après le souvenir de l’avoir vu dormir à même le sol, un soir de pluie torrentielle) creva la bulle de savon que je m’étais, depuis ce matin, fabriquée. Son temps passe-il aussi vite que celui de Julia ? Patiemment, sûre d’elle, elle semble attendre, ici, l’éternité. Comment parvient-on, dans une ville comme Paris, à ralentir, à réduire l’espace-temps à ce point ? Je savais depuis belle lurette que les gens prennent ce corps pour une statue, un moment figé dans le marbre, comme une époque révolue, qu’on croit suspendue à jamais. Julia Fischer, elle, possède le temps. C’est certain. J’aurais voulu permettre à la vieille dame de goûter les notes égrenées sans effort par le violon de Julia, la fluidité rythmique de ses phrases (sa chaconne est splendide, très personnelle), ses coups d’archets déterminés et qui vous laissent songeur… la douceur du timbre illuminé… J’aurais voulu tester en elle, et grâce à Julia, la force consolatrice que Bach insuffla à sa musique et que personne ne pourrait nier. Hésitant, jeté dans la mare boueuse de ma confusion, je n’arrivais pas à comprendre : comment ce monde qui donna naissance au grand Bach, enseigné par lui du miracle de la beauté, ce monde, depuis lors, pouvait inspirer à des êtres humains de se glacer le sang calmement dans l’indifférence des villes ? J’ai pensé : « Si les humains décidaient de voir le monde au travers du prisme qu’est la musique de Bach, ils n’auraient d’alternative que de tenter d’effacer l’ardoise, d’aveugler leurs yeux à l’aide de bombes lacrymogènes, pour qu’ils aient une chance, après l’aveuglement définitif, d’ouvrir enfin les oreilles. »

Bach pense : dans le style méditatif, la musique existe pour louer Dieu. Dans le style concertant, elle existe pour réjouir l'âme.

Assis près de l’eau, j’ai vu. La musique de Bach dit : Tout est parfait. Malgré les apparences. Son chant dit : Tout est parfait. Malgré les apparences. Aussi vrai que le clavecin est strié de touches noires et blanches… que le jeu de Julia semble n’avoir jamais pris naissance… que sa jeunesse ne prend sens que si l’on ignore pas les pertes de la vieillesse, de l’enfance…

« Connaissez-vous les sonates pour violons de Bach ? » ai-je demandé à la vieille dame. Elle a répondu oui. « Vous sentez-vous seule, assise dans le froid, sur votre caisse ? » Elle a répondu oui.

*

_ Vous, les juifs, pourquoi répondez-vous toujours à une question par une autre question ?

_ Pourquoi pas ? répond le juif.

Les fugues de Bach sont juives.

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Le musicien ouvert à l’infini

exerce la seconde vue,

une vue instantanée de l’esprit.

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L’esprit, joie indestructible.