Lettre de Venise (V 2007)

 

Un poème pour esprits libres.

 

Lettre de Venise à Raphaël Denys, mai 2007.


Dear friend,

Arrivée en train par le Pont de la Liberté. Des champs de coquelicots sur les bas côtés depuis Vérone me rappellent mon enfance, les heures perdues à vagabonder sur le chemin, à la recherche d’un trésor. Me suis endormi hier soir, dans ce wagon-couchettes, le bonheur aux lèvres, en pensant à toi, à Venezia, aux tremblements d’excitations de Nunzio, son impatience à fouler son pays, sa ville, son horizon.

On débarque nos bagages plus légers que jamais,

- Ca y est ! on est en terre saine… s’écrie Nunzio, on va pouvoir embrasser le sol !

- Par là ?

- Sicuro !

- Le café m’paraît de suite meilleur, pas toi ?…

Pas un nuage, rien à faire qu’être là, goûter la présence de nos corps chauffés par les rayons, à une terrasse d’habitués, observer les jambes, les seins, les vieillards, les prêtres à lunettes fumées, on doit décider entre se reposer ou manger ; manger ou se reposer… boire un café ?  manger ?  ou se reposer ?

***

Nunzio imagine un reportage fantasque réalisé sur le terrain :

- Signore, vous ne vous sentez jamais coupable d’habiter là ?

Soleil qui réconforte sans brûlures.

Face à la Lagune, je découvre en une heure mille années, tantôt je déraisonne et tantôt je vois clair, un feu sort de mon âme, un fleuve de mes yeux, tout ce que je ressens est trouble des sens, calme, confusion.

 

***

 

Il est temps de dévoiler notre plan : déguster, honorer, comparer toutes les pizzas, toutes les glaces au café, etc.

J’emmène mon ami Campiello dei Miracoli, mon église préférée de Venise : Santa Maria dei Miracoli, 1489, l’imposante voûte en berceau ornée de caissons en bois, les pendentifs de la coupole, le plafond du choeur décoré de fresques, polychromie des marbres des murs externes, internes… Cette corbeille de fruits marbrés destinée aux sœurs franciscaines, ah, cette façade ornée de rosaces en pierres blanches sculptées évoquant le style florentin de la renaissance…

Temps de silence intériorisé. De blagues à part.

 

***

 

C’est honorer l’Italie, dis-je, que de respirer le parfum des feuilles de figuiers.

On sort.

 

Nunzio me bassine avec sa Vierge noire, faite pour lui, sur mesure, à la Salute… Andiamo, marche effrénée, course contre la montre, défaite assurée, quand va-ton apprendre à s’économiser ?! La dépense, la dépense, la dépense, la générosité, comme ce bon vieux Soleil, notre plus fidèle ami, qui ne compte jamais ses heures… On se pose à une terrasse, sandwich tomates séchées, mozzarella, mortadelle, jambon cru, filet d’huile d’olive, salive d’approche, regards de contentements, buonissimo !

- Lui : T’as vu ces scènes de Goldoni à tous les balcons ? (deux italiennes se parlent comme si on n’existait pas, une autre passe, nous dépasse, quelle énergie ! ça sent le minestrone, qu’elle nous dit, le sourire au coin des yeux plissés…)

- Moi : Oui, j’adore… Ma gorge soyeuse après avoir bu l’eau à la « fontanella ».

- Lui : Après la Salute, j’t’emmène à Sant’ Elena, où j’ai l’habitude de jouer au foot, à chaque fois que je viens…

Monter sur le terrain ? Irrésistible… Un gosse dans les buts, rebaptisé illico prestissimo Gigi Buffon, ça va être très difficile de marquer un but… A moins que non. Nunzio m’a fait croire, depuis tout ce temps évanouit, qu’il était franco-italien, aujourd’hui je me rends compte qu’il est né brésilien ! un ballon dans les pieds… jonglages, feintes, contrôles anticipés, passes en profondeur, ruses du corps, ballets de jambes, toute la panoplie y passe, impressionne les gosses italiens nés sur la terre de Vivaldi. Barnaba se gratte la tête, comment lui prendre la balle ? Alessandro « Gigi Buffon », fier de sa nouvelle cape, un peu maladroit, j’dois dire – de suite toute mon affection –, se prend le pied dans la pelouse synthétique et s’étale de tout son long…

Che fortuna ! Naître ici, avons-nous pensé, je le devine, tous les deux.

La brise caresse les visages en sueurs, l’arrêt du temps, quelques secondes, poussières volées, des moineaux se disputent une miette de pain, ah, ma larme à l’oeil, soudain, je pense : les gnostiques ont tort, il n’y a pas d’enfer sinon dans les crânes qui bourdonnent.

Mais… cris de la foule, les allemandes là-bas se retournent, kwakispass ? ce type ne manque jamais la cible, un tir d’avance sur tous, une vision du jeu a dégoûter tous les joueurs épuisés… Nunzio sait encaisser les coups, rebondir, marquer des buts, on remonte sur le terrain une Xeme fois, pourquoi s’arrêter ? il faut continuer… on voudrait continuer, l’ivresse, la tête, les membres en feu, nerfs calmés, langues assoiffées, on tombe comme des météorites sur le sol, fatigués après l’effort, heureux comme un coquelicot, dernier passement de jambes, trois petits tours et puis voilà, fin du script, vers le nouveau, déjà, on fait nos adieux.

***

 

Je m’assois au bord du fleuve, j’écris :

Manger une pèche comme si ça allait de soi

Fibres de pèches entre mes dents

 

***

 

- Raggazzi, on doit partir…

- Si, ciao, on se revoit…

Aucun de ces gosses ne se doutent qu’on ne se reverra jamais. Frisson de folie.

 

***

 

Jour 1373 avant le Déluge.

On grimpe le pont de l’Accademia, hop opop ! Qu’ouï-je ? – du violon. Bach ?

Partita N°1 en B mineur. Je jette un clin d’œil à Nunzi, come on man, cela ressemble à quelque chose… Elle joue Bach avec une aisance féline. Nous sourit. Engage de suite la conversation.

 

- Elle : Vous êtes musiciens ?

- Lui : Voui, enfin lui, pas moi.

- Elle : On parle italien ou anglais… moi je suis polonaise, je me débrouille dans les deux langues…

- Moi : Superbe ton interprétation, bien meilleure que celles entendues dans ces rues jusqu’ici (les violonistes pullulent à Venise comme les rats dans certaines rues de Paris)…

- Elle : Merci, il est difficile de jouer avec cette humidité qui désaccorde sans cesse l’instrument… Je vous offre un verre ?

 

C’est parti pour une danse, une gigue, un je ne sais quoi qui nous enchante pour le restant de la soirée…

 

Je lève les yeux, respire à pleins poumons, démultiplie ma faculté de ressentir ce courant d’énergie qui me traverse et prend deux-trois milliards de formes… L’existence répète inlassablement son hymne à l’énergie, à la profusion mélodique qui crée toutes les combinaisons possibles de situations. Une bulle de savon dans mon cortex, je souffle sur les braises de ma faim.

Tais-toi donc et observe.

On ne s’éveille jamais trop tôt.

Ce vent sucré fouette mes vêtements, et mes boucles de cheveux, et mes pensées.

Sous cette lumière artificielle, ma peau a la couleur d’une pêche blanche.

A l’ombre d’une nuit en fleurs, les étoiles brillent comme jamais depuis leurs naissances. La tête renversée, rejoint ce futur, me dis-je, qui ne pourra devenir que la conséquence de tes actions passées.

Tout s’ouvre en éventail.

J’ouvre les yeux, la ville s’endormait quand j’oubliais mon nom.

***

 

   - Lui : Alors David, tu me montres ces dessins ?

   - Moi : Oui, attend, je termine celui-là et je te montre une première sélection. Et tes quatrains ? cela avance ? 

   - Lui : Ça coule de source…

   - Moi : lis-en moi un pour voir…

 

A Venise, tout est de travers,

 

Pour mon plus grand plaisir.

 

Quand je suis ivre mort,

 

Cette ville tordue me fait marcher droit.

 

 

Raphaël, en regardant ces dessins, tu vas comprendre notre joie, notre faculté d’adaptation ; grâce à ces croquis griffonnés à la va-vite, entre deux reniflements, deux tasses de cafés serrés, tu vas pouvoir rentrer dans ma tête et voir comment j’ai vu cette ville éblouissante à souhait :

 

***

 

Pas de plus large repos qu’entre deux pensées. L’acte de peindre, de dessiner me raccroche à la matière, derrière ces récits, on devine une vie sanglante ; après ces déserts, d’autres déserts ; risques & périls sont notre lot, notre fortune :

 

il ne se passait rien

je n’espérais rien

je me contentais de dessiner

je recevais tout

 

***

 

Plus esclave encore que l’esclave est l’esclave qui se croit libre, époustouflé par ses propres dimensions. Pèlerin passionné, on lutte pour manger, avant que d’être mangé… Quel est le sens de la partition ? Comment accomplir le cercle ? Trouver l’accord parfait ? Entre deux rêves, une escale, puis un chemin de crête vertigineux… de plus en plus loin de la naissance, une apparition, nébuleuse d’actions avant le clash ; guidés par la déraison, on ne cesse pas de contempler avec douleur la face qu’on avait avant d’être né.

 

Ah fumée d’estime.

Trafic ou piperie à tous les carrefours…

Il va falloir redoubler ma vigilance, me dis-je, mettre à distance ce qui menace ma cohérence.

 

***

Jour 3 avant le retour aux villes barbares.

 

   - Attends, attends, tu va pas en revenir ! C’est un summum ! Le nec le plus ultra de l’intelligence gustative…

 

En route pour la place San Marguerita, on passe par la place San Rocco, où un band de jazz à la Sinatra joue pour nous, Nunzio me vend sa pizza « Al Taglio », il pose ses lunettes « Michel Onfrex » sur son nez, et s’est repartit comme en 60, après le huit qui nous a tous foutu un coup de jeune.

 

   - David, après ma « Nouvelle religion d’un athéisme de gauche Nietzschéen »… qui n’a pas convaincu grand monde en ce pays, je propose, moi, Onfrex de la princesse, un « Onfréïsme d’extrèmedroite…»

   - Ça va Nunzio… lâche moi les semelles avec ton Nietzschéisme extrêmement gauche… On s’offre un Montecristo, pour après le repas ?

   - Ça te va si on prend cette pizza pour la manger sur le banc, là, près des énormes mouettes, des cormorans ?

 

On s’arrête au marché pour acheter un ravier de fraises, quatre oranges, et deux pommes ; et puis… et puis… se rendre sur un banc le plus proche… saliver devant ce triangle de bonheur… j’avais pourtant été prévenu, mais chaque bouchée augmente mon taux d’adrénaline − mon corps entre ciel & terre, comme après l’amour…

 

   - Tu sais, vieux frère de hasard, comme tu dis souvent, voilà la vérité des prophètes de foire assis sur leurs tréteaux : On ne regrette jamais d’être parti, mais on regrette souvent d’être resté là…

   - Il est facile de s’attarder le long des chemins, j’te l’dis mec.

   - Nous deux, on est toujours pressés de dépasser les étapes intermédiaires, n’est-ce pas ?

   - Quelle vision, quel éclair…

   - Pfftitt !

 

Jamais de ma vie précieuse je n’avais mangé une pizza « Al taglio » si croquante, si fine, si onctueuse sous la voûte d’or, ma bouche en garde un souvenir gravé au fer chaud.

 J’ouvre les yeux. Ce matin la Lagune est redescendue à son niveau du premier jour. Mon corps est beaucoup plus détendu qu’à l’arrivée.

 Hier c’était notre journée de repos. Nous avions puisé dans nos réserves, pendant trois jours, pour sillonner tout le territoire, grimper chaque pont, suivre chaque canal, sentir toutes les odeurs, murs de jasmin, magnolias en fleurs, boutons de roses, j’avais essayé de peindre chaque détail qui avait retenu mon attention, place du marché, façade ocre jaune de Naples rouge anglais, Christ en croix, moine en dévotion, lion emblématique, bar isolé, l’île en face, l’église qui s’élance vers…

Le jour d’aujourd’hui est une promesse de joie. Venise nous attend, Venise ne nous attend pas, Venise continue… Bois ton thé fumé, mange une orange de lumière pour revigorer ton sang, ton ami s’impatiente, il souhaite dire adieux à sa Vierge noire de la Salute.

 

***

 

En passant :

 

merci aux vénitiens d’avoir réinventé le paradis sur terre

à la chair des fraises d’être si juteuses

au silence d’habiter mon cœur

à ce pays d’avoir engendré Vivaldi

 

***

 

Belle Italie, toi qui te souviens pour l’éternité de notre douleur, prend soin de tes paysages, de tes villes comme je signe mon corps d’une lampée de vin.

 

   - Un pigeon n’aurait pas pu inventer le capuccino…

   - Là, Davide, c’est décisif comme remarque…

   - Non mais, rigole, moque toi… on pourrait inventer toute une théorie…

   - Mwouais… tu te souviens de Novarina qui fait parler Adam : « Comment

ça s’fait que la viande s’exprime… ».

 

Bon Raph, je te rapporte d’ici une flambée d’arpèges, pour mon plaisir… Car je voudrais que tu vois ce qu’un jour j’ai vu.

***

 

Le temps au beau fixe jusque là. Le ciel de Venise va bientôt pleurer notre départ.

 

On quitte l’auberge, une file devant la porte. Un coup d’œil, des français, des françaises, une jeune fille aux longs cheveux roux reflets châtains, épaules dénudées, sourire en coin. Ma jeunesse est passée, est en train de passer, déjà je ne suis plus cet adolescent qui pouvait la regarder en cachant son désir de la connaître. Elle connaît son pouvoir, sa beauté. Elle sait qu’on la regarde pour ses charmes fluviaux, évanescents. Elle est ce reflet dans l’eau qui s’écoule et nous survivra.

 

                                                                                                              par David Atria

Lecture par l'auteur.