Lettre 1# à R.D. (18 V 17)

Lettre à un ami écrivain,


par David Atria


1#


Bordeaux, 18 V 2017.

Mon cher Raphaël,


Bonjour, j’apprécie ton initiative – comme contribution à l’aventure Enthousia, de continuer notre correspondance/conversation initiée il y a plus de vingt ans.
Je trouve le temps de t’écrire, enfin. Ces 5 derniers mois ont été très intenses, avec la mise en place du site enthousia.org, l’extension du réseau d’amis contributeurs, d’amies contributrices, la rencontre des nouveaux venus talentueux ; mais aussi les répétitions pour ces deux concerts/événements multimédia à Paris et à Bordeaux.
J’aime : L’intensité de vivre mêlée au repos concentré, l’enthousiasme mêlé au calme le plus studieux (le plus ascétique) : voici ma façon de vivre, et je n’en connais pas d’autre !
On se rejoint là-dessus, et c’est sans doute ces raisons qui font que notre amitié transcende l’espace et le temps.
Tout d’abord, tu notes qu’on réussit tous deux à vivre comme on l’entend, à vivre nos vies d’artistes, de musicien, d’écrivain, et tu as raison, cela n’a jamais été chose aisée – aujourd’hui encore moins qu’hier. Beaucoup ont abandonné en cours de route, vers la trentaine, trop épuisant, trop humiliant, trop électrisant, etc., etc.
Il y a une gratuité du geste artistique qui m’a toujours comblé, personnellement. Et en ce sens, j’ai découvert, les années passants, combien je suis catholique… On célèbre la vie – avec nos propres moyens d’expression, par bonheur d’exister, en somme.
Et je m’active à inventer des formes qui disent le maximum d’états d’âmes, par surabondance de sensations.
Continuons ! Entourons-nous de gens magnétiques et éveillés, comme toujours.
« Pas le temps d’être timide », comme dirait avec malice notre ami Nunzio !


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Je t’ai envoyé le lien de Stiegler (cet ex-braqueur devenu philosophe!) causant avec Taddéi : https://www.youtube.com/watch?v=dGcaIy1sU9g
J’aime ce passage où il parle de la détresse des jeunes d’aujourd’hui, bien supérieure aux autres décennies, mais surtout lorsqu’il note la spécificité de ces européens qui sont avant tout des gens de l’écrit ; contrairement aux nord-américains qui ont valorisé le cinéma comme mode d’expression. (Exceptés quelques hurluberlus comme Whitman, Wolfe, Kerouac, Ginsbert, Dylan, etc.)
Nous ne sommes pas tout à fait les mêmes hommes, quelque part. La plasticité de notre cerveau est quasi infinie, et lire des livres quotidiennement est à coup sûr un geste qui s’apparente au panache, à l’élégance des aventuriers !
J’aime chez Stiegler, et, par exemple, chez Barrico aussi, cette propension à mettre en question cette époque de mutation, tout en admettant jouir de ces outils technologiques « qui nous veulent du bien ».
C’est exactement ma position, et cette photo

témoigne, parlant pour elle-même, du plaisir évident à écrire de la musique sur papier, puis à la transposer sur un logiciel d’écriture de partition, tout en observant les arbres s’enjoliver et se réveiller au printemps…
On vit une époque formidable, parce que c’est celle où on est nés !
Les grincheux, les plaintifs ont un milliard de raisons plausibles de se plaindre
continûment, mais… je n’en vois pas l’utilité ! Dès lors où on agit, on augmente notre puissance d’être, et la joie en découle quasi automatiquement.


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07h30, au café, j’étudie en ce moment, chaque matin, la philosophie de Leibniz, et j’aime à me transporter un instant (je délire sec parfois, souvent ?…), j’aime à me transporter dans la position de cette monade divine qui est ce centre de rayonnement d’où dérivent toutes les autres substances désirantes, pour avoir une vue globale dans une sorte de continuum de présence immédiate et multidimensionnelle dans l’infini de cet univers créé !
Il y a une dimension esthétique incontournable dans le concept leibnizien d’harmonie. Il cite souvent des oeuvres des peintres, des musiciens quand il s’agit d’expliquer la beauté de l’univers.
La beauté de l’univers. La beauté d’un univers. La beauté de cet univers.
Vois-tu l’ami qu’une dissonance en musique peut augmenter considérablement le plaisir et le sentiment de félicité…
Oui, tu le sais, tu le sens, doué que tu es d’une grande sensibilité.
Leibniz chante la pluralité des vivants, l’inouïe variété de la vie qui se déploie sans cesse, tout en conservant la transcendance du principe de vie.
Je te l’ai déjà dit, Raphaël, la musique jouée quotidiennement, ou même – imaginée abstraitement, cette musique modifie en profondeur la matière du cerveau et fait voir ce monde avec des yeux d’aigles ou d’un sphinx qui serait biologiquement augmentés…
Je ne m’en suis jamais remis, de cette addiction, de ce jeu en miroir.
Tiens, il pleut.
Pause cerises,
comme toi tu te roulerais une cigarette.
Moment, mouvement, impression Chopin. J’écoute un Nocturne.
Ça m’aura pris vingt ans pour être hanté par la musique du polonais. C’est fait.


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Pour en revenir à Leibniz, j’aime qu’il a cherché à intégré les transcendantaux
médiévaux, car je ne me suis jamais remis non plus des écrits de Maître Eckhart.
Et en ce sens, tout séduit que je suis par la philosophie de Spinoza, je continue de penser qu’il y a davantage qu’un monde mécanisé au possible.
Le libre-arbitre – certes réduit, est peut-être la clé de tous les festins… Nous en reparlerons autour d’un verre de vin rouge bientôt, j’espère. Ou je t’écrirai une autre lettre qui évoquera ce sujet.


*


Autre chose : Si tu savais comme j’aime enseigner la musique ! Moi qui ai cherché à éviter ce métier passionnant pendant presque vingt ans ! Nous avons l’âge de la transmission, et je me doute que tu goûtes cela comme moi, à ta façon.
Le retour est précieux, avec chaque élève, et chaque relation s’approfondit étonnamment dans le temps.
Il m’arrive d’être assez ému de voir un(e) élève tout à coup surpasser une difficulté… L’exercice spirituel de l’apprentissage d’un instrument est d’une telle exigence, et notre société encourage grandement le zapping incessant, la perte de concentration, voire l’absence de capacité à se concentrer plus de 10′. Effrayant.
Je ne sais si tu as vu mon post sur Facebook, mais je voudrais le commenter :
Ce moment où un allemand te félicite chaleureusement à la fin du concert “J’étais heureux pendant une heure, David, en écoutant votre musique, votre trio… C’était beau, envoûtant, classique et si moderne…”
C’est vrai : ces derniers concerts ont généré une joie à nulle autre pareille. Et singulièrement grâce à cette synergie qui existe avec mes deux musiciens si doués.
C’est bon de partager la musique librement, et de n’avoir pas à côtoyer une mentalité de fonctionnaire ! Chose si courante chez les musiciens les plus formés, qui – souvent je me le suis dit, passent complètement à côté de l’esprit de la musique, qui est chose essentielle, emplie de délicatesse, de magie blanche, et de profonde vitalité.
Prenons garde à l’étouffement de l’être, nous, qui avons choisi d’oeuvrer avec mille formes d’expression.
Il est bon d’avoir choisi tôt de ne pas faire les choses industriellement, de ne pas avoir accepté les diktats de l’organisation du monde ultra-libéral et sa direction oligarchique des affaires ; de pratiquer l’artisanat dans un contentement généreux et fécond.
Ici, je te recopie un passage écrit et partagé par l’écrivain bordelais Bruce Bégout, il commente l’actualité politique en France :
« L’un (le système ultra-libéral) promeut une égalité apparente des droits pour nier l’égalité réelle dans les faits et produire de la misère sociale, affective et symbolique, l’autre (l’option FN en France) se crispe sur le contrôle étatique-national des existences en opposant les uns aux autres selon la race et la nationalité. A court terme, le premier est sans doute plus vivable que le second, on peut même s’y aménager un nid douillet d’aveuglement et de renoncement, boire des coups
entre amis et y faire quelques voyages d’agrément vers les destinations récréatives, mais il tue autant que le second, à petit feu sans doute, mais avec la même violence implacable.
Alors oui sans hésiter choisissons la mort lente et douce sous aide respiratoire d’Apple et de Bolloré, et rejetons la version dure et xénophobe. Mais n’oublions jamais qu’ils procèdent des mêmes causes et participent de la même nature: la séparation, la hiérarchie et l’injustice. »


*


Bon, suffit pour aujourd’hui.
Porte-toi bien, écris, lis, vis comme tu aimes !
A bientôt,
sans doute qu’on se verra cet été,


David