Arvö Pärt

ARVO PART

La neige flotte dans l’air raréfié, les rues sont désertées par le samedi matin, un vent cassant venu du nord me griffe le visage. Je dépasse, marchant vite, un balayeur de feuilles mortes. Nous vivons une saison de Banquise. Peut-être une année. Voire un siècle. A traverser des rues piétonnes, on finit toujours par rencontrer un type dont le métier est de faire briller des "clinches". Celui face à moi, casquette vissée sur la tête, barbe anthracite (mais regard moqueur) ; celui là s’occupe de vieilles portes en bois élimées par le temps. Il fait reluire, au chiffon doux, la dorure éclatante des clinches qui ouvraient jadis la porte du Temps – celui que l’on a pas fini – malgré les apparences, d’interroger.
Ces monodies mêlées – cœurs pour quatre voix à cappella – nous transportent dans ce paysage de rêve qui ne nous a jamais quittés. La musique de Pärt, d’une beauté stupéfiante, dresse un miroir géant, pour créer une sphère d’intimité et de chaleur, qui ne donne plus l’impression d’être anonyme et abstraite. Cette œuvre fait jaillir une question lancinante : que pouvons-nous encore accomplir durant le temps qu’il nous reste à vivre ? Sa prière de paix répond, comme un écho qui ne pourra être étouffé, à cette lamentation écrite pour nous, les vivants, nous qui peinons à transcender la souffrance et ce monde de désolation.
Pärt, dans ses œuvres, possède un pied dans ce monde, une main tendue vers l’autre. Il faut mériter sa musique. Elle ne s’offre pas au quidam à l’oreille embuée. Le silence qu’il transmet est le même silence qui toujours viscéralement émut l’humanité : du désert de Gethsémani aux vastes plaines de l’Arizona. Musique de fin du monde ? Le rire du dieu mis en onde ? Dissolution de l’individu dans le magma impersonnel du cosmos… ou simple expression du vide dément ? Il capte les sons, s’empêche de trahir la partition musicale qui prend possession de son corps un instant. Oui, Arvö Pärt a un corps, et qui sait s’il ne nous a pas déjà quitté ? non pas la Terre nourricière, qu’il vénère (cela se sent – écoute cette matière sonore qu’il s’est toute sa vie appliqué à moduler) ; mais bien plutôt la supercherie quotidienne, ou encore ceux qui doutent de leur infini. Sa musique tournoie dans les Eternités sans repos, et pourtant réussit – pur prodige de la musique – à nous consoler, nous réconcilier avec nous-mêmes – enfants de la nuit, incapables de chasser l’insecte.
Il porte un paysage en lui qui s’élève pour nous. Pris dans le boyau de l'existence, seras-tu habile à mesurer la grandeur de son inspiration ? Le défi est lancé, cascade de conséquences… ; et sa musique de nous attendre depuis le début sans dates où Ce-Qui-Passe-A-Travers-Tout s’abîme dans sa joyeuse indifférence.

*

Le génie ne se voit pas sur la face. La grâce, oui ; elle se lit dans la gestuelle des mains. Pärt est un poète, il suffit de le voir, pour s’en convaincre, tapoter, pianoter la table en bois peint. On dit que la barbe protège du monde, lui, de répliquer : « Un brin d’herbe est aussi important qu’une fleur. » Il faut laisser dire le monde, l’époque, les gens… Plus on cherche à dire, plus on se prive de mystère. Pärt passe sa vie à ajouter du mystère, à faire ressentir toute la structure. Cet homme voyant le vertige d’être, décide de ne rien pousser.
Eckhart distingue deux sortes de prières – celle consacrée à la demande ; et celle (d’inspiration plus haute) consacrée à la louange, au remerciement. Pärt ne demande rien. Il dit merci. Cela suffit : l’armoire à tabac sent bon, les icônes brillent (feuilles d’or encollées, parsemées de plis - rayures du pinceau trempé dans la mixtion), les tomates sont dégustées avec du sucre, le compositeur, lui, doit aimer chaque son. Précis d’existence… Cette approche ouvre un monde nouveau ; mais, comment la réaliser, cette vision ?
Le génie ne se voit pas sur la face, ni du temps de Mozart, encore moins aujourd’hui. La grâce, oui ; elle se lit dans la gestuelle des mains. Arvö Pärt a écrit des millions de versions, variations, pulsions inspirées des canons grégoriens… Toute une vie passée à écrire des mélodies qui ne veulent rien dire, qui n’ont pas de raison d’être… Rendez-vous compte de l’improbable détachement que cela implique, de l’extrême soumission à l’art des sons que cela communique… Il a osé soumettre son art à la Déesse Musicale, et il est devenu maître ! Chinoiseries, répondrez-vous… jeu de billes… mieux encore ! Tintinabulleries ! Allez comprendre ! Qui n’a pas été à Tallinn n’a aucune idée de la force de l’humour estonien. Pärt étudia à Tallinn, ça ne paie pas de mine – mais qu’est-ce qui peut sortir de bon de Nazareth ? Arvö Pärt ne demande rien à personne, et encore moins à Dieu. Il dit merci. Cela suffit. Chez lui, il fait sombre ; chez lui, tout est zone d’ombres, pour qu’éclate à nos yeux l’immuable beauté. Aucune trace de religion (ou alors la religion est partout) chez cet ascète… mais aucun prêchi-prêcha… ; cela n’étonnera personne, sauf le païen qui ignore combien celui qui a trouvé Dieu n’a pas besoin d’en parler.